Pour continuer notre série portée sur la littérature de science-fiction (qui commence juste là), je souhaiterais vous parler d'une œuvre étourdissante, brillante, mais relativement méconnue de l'auteur canadien Dan Simmons : Les Cantos d'Hypérion. Le premier opus : Hypérion est écrit en 1989 et publié en France en 1990.
L'histoire se passe dans un futur éloigné, où l'humanité a essaimé dans l'espace et colonisé un grand nombre de planètes. Cette méga-société composée de plus de 150 milliards d'êtres humains est régie par un gouvernement nommé l'Hégémonie, dont la présidente, au moment du récit, se nomme Meina Gladstone. En filigrane, nous apprenons que les Extros, des humains ayant décidé de vivre en-dehors de l'Hégémonie depuis des siècles, menacent maintenant l'ordre multi-planétaire établi. Et la guerre gronde.
Les premières pages du livre racontent Gladstone envoyer l'un des personnages centraux de l'histoire en pèlerinage. Cette étrange introduction finit de donner le contexte basal du récit : un culte est aujourd'hui voué au gritche, une sorte de monstre acculé à la planète Hypérion. Il est raconté que quand un nombre impair de pèlerins visite le gritche, le souhait le plus cher de l'un d'entre eux sera exaucé ; et il vivra. Les autres pèlerins finiront tous exécutés par le monstre.
Ils seront donc sept à participer à l'aventure cette fois-ci. Mais pourquoi un personnage de l'ampleur de la présidente, non adepte de l'Eglise Gritchtèque, impose-t-elle à ces candidats un suicide quasi certain ? Quelle est donc l'importance de chacun de ces pèlerins dans les étranges évènements qui secouent l'humanité lors de ce 28ème siècle ?
Les instructeurs et les autres élèves officiers discutaient et riaient, apparemment inconscients du fait que le monde avait à jamais changé.
- Hypérion, Dan Simmons
Religions, conflits spatiaux et moraux, soupçons de mystère et parfum d'horreur, que manque-t-il à Hypérion pour devenir un chef d'oeuvre ? Rien, a priori. C'est probablement pour cette raison que l'immense majorité des lecteurs avertis ayant commencé ce livre en sont sortis absolument convaincus.
Avertis ? Et pourquoi cela ? Hypérion reste selon moi une œuvre difficile, non seulement d'un point de vue littéraire, mais surtout vis-à-vis des questionnements intrinsèques à l'histoire ; qui peuvent remuer voire parfois choquer. C'est sans doute pour cela que je ne place pas ce livre comme mon favori. Et pourtant, je considère cet ouvrage comme un véritable monument.
Hypérion remporte en 1990 le prix Hugo et le prix Locus du meilleur roman de science-fiction la même année.
Un récit qui se craquelle
Hypérion fait partie du genre space opera, un sous-genre de la science-fiction qui explore les futures possibles d'une humanité dispersée aux quatre coins de l'espace, ayant colonisé voire terraformé d'autres planètes. On cite aisément la saga Star Wars pour illustrer ce genre ; mais la série littéraire (et maintenant cinématographique) Dune en est aussi un bon exemple.
A l'image d'une société divisée entre toutes ces planètes, ces modes de vie disparates séparés par des déficits de temps astronomiques (comme ce que l'on voit dans Interstellar), le récit lui-même prend une forme éclatée dès le premier opus. C'est dans ce livre que les sept pèlerins choisis par l'Hégémonie racontent tour à tour leur histoire ; aidant le lecteur à démêler les complexités de cet univers énigmatique. Ce choix de construction du récit pourrait s'avérer ennuyeux. Il n'en est cependant rien dans Hypérion. Chaque exposé détient ses secrets et résout peu à peu les mystères qui entourent l'Hégémonie et la planète Hypérion. Les personnages sont contrastés, le ton change entre chaque récit et immerge le lecteur page après page.
Le deuxième opus, La Chute d'Hypérion, renforce ce côté fragmenté puisque l'on passe du point de vue d'un personnage à un autre d'autant plus rapidement que les évènements s'accélèrent. C'est ici que la lecture s'en trouve parfois un peu amochée ; mais l'intrigue prenante permet selon moi de compenser.
Cette construction particulière reflète aussi l'une des réflexions sous-jacentes de l'histoire : la fin d'une ère, d'une humanité en perdition, craquelée, qui ne peut assumer les anciennes décisions prises, les pièges maintenant inévitables dans lesquels elle s'est enfermée. Perte des richesses environnementales, aliénation numérique... ces grands sujets souvent portés par la science-fiction posent bien sûr les amorces de ce guet-apens dont les humains ont décidément bien du mal à se sortir.
Elle sourit presque devant ce juste retour des choses, et devant sa folie qui avait consisté à croire qu'elle pouvait déchaîner le chaos pour le contrôler ensuite.
- La Chute d'Hypérion
Dan Simmons prend aussi le parti d'explorer plusieurs genres et sous-genres de la littérature au sein de son récit, l'élevant ainsi à un niveau littéraire d'une dimension supérieure.
Horreur et poésie
Les codes de l'horreur ponctuent l'histoire, et ce dès le premier chapitre du récit. Ne serait-ce qu'à travers la figure du gritche, se révélant rapidement comme une mystérieuse allégorie de la souffrance humaine.
Le gritche s'était relevé. Trois mètres d'acier chromé et de lames couvertes du sang et de la douleur des hommes.
- La Chute d'Hypérion
Au-delà des scènes parfois glaçantes, dont Dan Simmons est fréquemment l'auteur puisqu'aussi écrivain de littérature d'horreur, les grandes questions posées par le récit portent aussi une dimension inquiétante : futilité de la souffrance, sacrifices inutiles... but de l'existence ? Y en a-t-il un, au bout du compte ? L'auteur nous plonge dans le désespoir pour nous en sortir par petites touches, prélude à quelque chose de plus grand qui nous attend au creux des pages si nous acceptons de nous laisser faire.
Car finalement, à qui revient l'ultime responsabilité de notre propre vie ? Qui crée la souffrance ou l'évite ? Dan Simmons explore avec brio ce constant dialogue entre le créateur et sa créature. Sommes-nous les instrumentistes de notre propre condamnation ? Jusqu'à quel point ? Cette image prend forme ici de la façon la plus évidente à travers un genre littéraire précis : la poésie ; que ce soit à travers la figure du clivant personnage de Martin Silenus ou de celle de John Keats, réel poète ayant existé au XIXème siècle.
John Keats
Si la présence de John Keats transpire à travers le texte de Dan Simmons, c'est d'abord par l'une des oeuvres majeures du poète : Hypérion. Et si Dan Simmons choisit de nommer son livre par le titre éponyme, c'est parce que son histoire, modernisée, conte un récit similaire. Dans le poème Hypérion, John Keats imagine une histoire alternative à celle déjà bien connue sur la prise de pouvoir des dieux de l'Olympe face aux titans déchus. Dans son récit, les titans se rassemblent sous le commandement du titan Hypérion afin de défier leurs descendants olympiens et recouvrer leur rang.
Créateurs originels et créatures se défient. A qui revient le droit de régner ? Ceux qui étaient là aux premiers jours ou ceux qui semblent plus beaux et plus forts, version améliorée des originaux ? On retrouve ces parallèles dans l'oeuvre de Dan Simmons et, jusqu'au bout, il sera difficile de déterminer avec certitude qui est qui avant le grand final.
John Keats est décédé tragiquement de la tuberculose à l'âge de vingt-cinq ans et n'a jamais pu finir son poème épique. Dan Simmons lui rend hommage d'une façon presque obsessionnelle en tentant de répondre à ces questions posées il y a maintenant plus de deux cent ans. Et quelles en sont d'ailleurs les réponses ? Les Cantos d'Hypérion vous le donne en mille : c'est compliqué.
L'imagination est comparable au rêve d'Adam. En se réveillant, il s'aperçut que tout était réel.
- John Keats
Le génie qui se dévoile entre les lignes de cette histoire réside peut-être justement dans la complexité des questions posées et des réponses nuancées que Dan Simmons y apporte. L'auteur est allé au bout de chacune de ses idées. Certes, son récit en est rendu difficile, il choque, pique, agite, alarme. Mais ses sujets épluchés à l'extrême rendent compte de la réalité de notre vie : la vie humaine, imprévisible, calquée sur les rythmes explosifs de l'univers qui nous a vu naître.
La Chute d'Hypérion vient conclure le récit en approfondissant les thèmes relatifs aux intelligences artificielles, et donc à l'acquisition de la conscience sur fond de spiritualité singulière. J'ai été entièrement convaincue par cette histoire qui nous emporte bien plus loin que l'on pourrait s'y attendre.
Les Cantos d'Hypérion représente l'une des œuvres littéraires les plus ambitieuses que j'ai pu lire jusqu'à présent. Les références culturelles et à d'autres auteurs vont d'ailleurs bien plus loin que la seule présence de John Keats. La qualité de l'intrigue et des réflexions rend un hommage parfait à la littérature de science-fiction et dépasse de loin, selon moi, nombre de récits plus connus.
Dan Simmons, plusieurs années plus tard, a écrit une suite qui n'a pas autant convaincu : Endymion et L'Eveil d'Endymion. J'ai entendu des échos variés à propos de ces deux derniers opus et ne saurait s'il faut les recommander ou non. Personnellement, je considère que les deux premiers livres se suffisent parfaitement à eux-mêmes.
A la fin de l'édition Robert Laffont de Hypérion, on trouve un extrait du sublime poème éponyme de John Keats.
Comments